Souvenez vous, c’était il y a dix ans. Une femme, blonde, à forte poitrine, tenait tête à un lion dans une publicité pour une barre de chocolat. Faisant preuve d’une incroyable souplesse de la mâchoire (organe qui ne sert d’ailleurs pas qu’à déguster des snacks sucrés), elle rugissait telle une lionne enragée à vingt centimètres de la gueule du fauve. De plaisir, à en croire le slogan qui vendait la marque.
Car dès qu’il s’agit de parler de plaisir, les slogans et doctrines affluent immédiatement. Du millénaire « Carpe Diem » au plus déconcertant « labeyrisme » (inventé par la marque de foie gras du même nom) en passant par les ascètes (qui refusent justement toute tentation), les goûts et les couleurs, bien qu’indiscutables, sont au coeur de nos discussions. « Comment accéder au plaisir ? », voilà la question qui semble empêcher nos sociétés de dormir. Puisque nous ne savons pas comment combattre la mort, tentons d’apprivoiser la vie. Le « pourquoi vivre » devient « comment vivre », mais la réponse à cette question n’est pas nécessairement plus évidente.
D’abord, il faut se persuader qu’il n’y a « pas de mal à se faire du bien ». Et déjà, la tâche n’est pas aisée. En effet, comment notre plaisir peut-il se sentir innocent face au malheur humain, omniprésent sur nos écrans comme ailleurs ? Qu’on se rassure très vite, l’économie est là pour nous éclairer. L’équation est simple : qui dit satisfaction du consommateur dit bonheur (personnel), et qui dit innovation dit croissance (collective). Le plaisir est donc un cercle vertueux. Non seulement c’est ceux qui en parlent le moins qui en mangent le plus», mais en plus le plaisir s’auto-alimente, tout narcissique qu’il est. Pour preuve, nous sommes parfois tout bonnement heureux d’être contents ; c’est dire notre stock de déceptions refoulées, mais cela après tout, on s’en moque.
Autre épineux problème : de quel plaisir pouvons-nous nous régaler ? D’aucuns diraient que l’orgasme est LE plaisir par excellence, satisfaction sensorielle tellement puissante qu’elle met tous les sens en émoi en même temps qu’elle les paralyse. Qu’à cela ne tienne, il faut donc jouir, et à tout prix. Quitte à négliger d’autres sources de satisfaction aussi triviales que la gastronomie, le jeu, voire « le plaisir du texte » façon Roland Barthes.
Mais le plaisir, après tout, c’est peut-être encore autre chose, plus caché et moins avouable. D’un côté, il y a un manque, donc un désir refoulé d’accéder à un objet (ou une personne) idéalisé. De l’autre, il y a la certitude que la satisfaction amène une réaction positive de notre part, aussi jouissive que rassurante. De là l’idée que le plaisir peut devenir tyrannique et se retourner aussi bien contre l’esprit que sur les sens. L’Homme devient autant dépendant à l’objet convoité qu’au manque qui a créé cette convoitise. Par conséquent, nous pouvons nous réjouir d’être en manque (d’argent, de sexe, du reste) sans quoi nous n’en aurions même plus envie.
Toutefois, cette idée ne doit pas figer notre attention sur comment allier l’inutile à l’agréable. Bien que contrôlable, le plaisir n’est pas indestructible. Plutôt que des jouisseurs, devenons donc des esthètes. Car, comme l’écrit Daniel Pennac, « les esthètes, eux, ne débandent jamais ».
(Janvier 2007)